LA GRANDE

Installation, dentelle et texte, 2006
Série les modèles
1,5m de circonférence x 2m de haut

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J’ai réussi ce que la petite n’a su faire, m’ériger en radieuse, au devant de tous les crédules, lauréate, non sans raison coupable, habile jusqu’à marauder le moindre souffle passant.
Faisant de mes rares détours, des voies incontournables, m’ordonnant victorieuse de chaque chose, guerrière de mes ambitions sans mesure, je suis devenue roi et reine d’un monde que j’ai précisément définie. J’ai galante fortune, certes peu de semblable compagnie mais j’ai bien une cour ou les regards n’osent rien, ni ne se détournent puisque je détiens, fais figure et donne exemple. Si peu mâle, encore moins femme, je surplombe, non sans délectation, l’infiniment petit, de mon autorité, de ma beauté, consacrée par les époques et ces mêmes crédules. D’une célébration à l’autre, il a toujours fallu quelques dentelles en guise d’évidences, il n’y a que le détail qui fait varier l’ampleur, et parfois la couleur. Mais le blanc prévaut de ma candeur, là, où je suis muette à seulement l’épeler. C’est ainsi, mon allure confond alentour sur la possible nature de ma philanthropie, en soi, nulle et non advenue. Regardez cette modeste qui ne s’élève pas plus haut que la poussière sur laquelle elle tremble, qui n’est qu’une suivante parmi tant d’autres, qui fi gure sa vie.
Moi, je suis tout tant je possède, j’ensemence chaque territoire de la grandeur de mes désirs insolents. Je suis féconde de moi-même, car je génère mes propres territoires et les voies qui permettent à ma prestance de s’y rendre.
Je m’incarne petit à petit en chacun, soufflant les mots et les moeurs, les ardeurs comme les vices ; un miroir n’aurait pas de meilleur élève. Plus qu’un modèle à suivre, j’oscille d’une incarnation à l’autre, selon la pitance attendue : un jour, déposant sur les cils et les paumes autant de grain que l’exige la nécessité. Le suivant, autant que peut en supporter l’appétit. Et celui qui suit, ce sorbet dont jamais je ne me lasse, se confond au souvenir du précédent : peu, si peu, une appétence cruelle, que la volonté la plus tenace s’abandonne à la mienne, oh combien résolue.
Je suis partout, l’incarnation des fantasmes les plus médiocres, le monde des objets et du droit sur l’autre. Ce monde baigné que j’ai su aspiré et qui m’identifi e enfi n là, au milieu des masses floues. Je professe à qui veut, que ma bonté approche le jeûne, même si j’en connais à peine le sens. Et si je ne fais que mimer toutes sortes de modestes compréhensions, c’est pour les transports qui s’ensuivent, car j’aime inlassablement caresser l’agrément de mes conquêtes et me rappeler les subtilités de mon calcul.
Enfin, j’ai échafaudé mon dû, devenez un peu, cette icône que je guide vos mots et vos pas, devancez les plus perdus que vous, devenez-moi ou dieu. Soyez au point d’y croire, il le faut, duplicata frétillant d’une entité visible, tapageuse, achevée de toutes ses certitudes. Je vous l’affirme, je suis votre idéal enfin retrouvé, une compensation sans douleurs, je me ballade déjà dans vos rires, viendront ensuite vos rues nues, celles que l’on peut envahir de rien et remplir si vite sans contestations. Que vous êtes compréhensifs, vos têtes aussi. D’un côté l’emblème, de l’autre le maître, je donne le pain et le songe. Déjà, je vous caresse de ma bienveillance morne jusqu’à ce que votre regard ne veuille plus se détacher. Je suis votre dernier sacrement, quand ainsi je vous frôle, l’expiation de trop de tiraillement inutiles et l’exemple devant la rigueur à laquelle vous aspirez… Le gage de votre place, certes creuse mais prescrite.
Pénétrez mon corps et vous ne verrez pas de chair, à peine sentirez-vous une haleine. Car l’envergure n’est qu’un accoutrement, entre carcasse et étendard, un pilier potence qui me fait office de médaille et vous, de mât de cocagne.
Je suis hors de portée, vous le savez, mon front feint de se presser contre cette main qui, à l’instant, vient de se figer dans le bête ref et de son impuissance. Ma toilette est un artifi ce confus, c’est en substance, un organisme endurant, accommodé au contrôle, qui n’a pour délice que d’encombrer la vision et de tenir les corps en suspens, pour qu’ils en goûtent durablement l’oubli.
Je vous scrute, présentement. Je vous toise sous couvert de rondeurs blanches, affranchie du trottoir et montée sur mes échasses, j’attends de mes élèves qu’ils s’efforcent. Croyez-vous vraiment que je m’offre ? Je ne suis pourtant pas caressable même si je fais mine. Tout, juste, je vous aperçois, en contrebas, indigents en leur demeure, car les lendemains qui chantent sont, il faut bien le dire, une pathétique fin en soi. Il semble si aisé de vous étreindre, de vous viser, à peine flanqué d’un escabeau. Croyez en mon aptitude, c’est à la mesure de mon avidité.
Chaque ondulation qui me cintre fut arrachée ailleurs, d’aucune n’est innocente. J’ai su, je sais dérober ou forcé l’objet de mes convoitises, du voile au galon, je suis à l’image du monde visible et je n’ai jamais eu à simuler de miracles.
Il en faut moins pour l’habile.
J’ai ordonné, blanc, j’ai imposé, toujours blanc, irréprochable dans la valse de mes circonstances, j’ai marqué les peaux, le regard angélique, toujours de blanc vêtu. Tout ce que l’on saisi de moi, c’est cette sainteté morne, figée pour laquelle j’oeuvre chaque jour avec délectation. Le reste, peut ne jamais avoir existé puisque ma dépouille nie la violence distribuée jusque là ; puisque ma constitution disparaît derrière ce lot exubérant d’appartenances amoncelées en guise d’habit. Tant de symboliques qui me font, si ce n’est bienveillante, intouchable. Je passe du croyant au tyrannisé, du militaire à la dame de qualité. J’ai croisé tant d’étiquettes du monde que je me glisse dans la carne du premier venu ; j’ai toujours la répartie qui l’abreuve et le moyen de le cambrer sous mon ventre.
Je n’ai pas eu besoin de foi, croire ne m’appartient pas, je n’ai qu’à oeuvrer dans la persuasion alentour, mes pairs furent mes disciples machinaux. Si je n’ai pas su éprouvé de passion, je sais mieux que quiconque l’inspirer. Si je peine à exacerber ma chair dans mon isolement de maître, j’ai jubilé d’en voir d’autres suppliciées au nom de toutes les certitudes sauvages qu’on voulait bien me voir conduire. Des existences sous le seul joug de mon humeur passante. J’ai compris vite, que ma fausse parole et ma dentelle, que mon costume et ma douce figure pouvaient me faire office de rédemption acquise, des instruments dévoués à ma seule vocation, celle de l’ascendance et du potentat
étendu au plus large circonstance.
J’ai toujours ri derrière mes masques, un pour chaque société, chaque langage ; j’ai sauté d’un dieu à l’autre comme on s’exerce. Chaque homme possède un talon que je peux piétiner négligemment, comme si c’était normal, comme si le destin l’avait voulu ainsi. Et quoi ? Personne à ce jour n’a tenté de m’arrêter. J’ai réussi ce que les médiocres ne savent faire, m’ériger en radieuse, au devant de tous les crédules, lauréate, non sans raison coupable, exercée, jusqu’à marauder le moindre souffle passant.


Texte faisant partie de l'installation
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